Volume 1 : Au-delà de l’horizon : les intérêts et l’avenir du Canada dans l’aérospatiale – Novembre 2012
Partie 2
Contexte
Chapitre 2.1
L'industrie aérospatiale canadienne : le passé et le présent
Rares sont les réalisations humaines aussi évoluées sur le plan technologique et aussi exaltantes que le vol. Et rares sont celles qui ont eu une incidence aussi profonde sur la façon dont les gens vivent, font des affaires et protègent leur territoire national.
Au Canada, tout au long des années 1890 — décennie précédant l'exploit réalisé par les frères Wright à Kitty Hawk le 17 décembre 1903 —, Alexander Graham Bell avait donné libre cours à son génie pour expérimenter la conception de cerfs-volants en partant de l'hypothèse qu'il s'agissait de la structure la plus stable pour un aéronef motorisé et pilotable. Bell a alors fait appel aux jeunes femmes et hommes de Baddeck, au Cap-Breton, comme couturières, machinistes, opérateurs de poulies et photographes dans son industrie de l'aviation naissante.
Dès 1907, Bell avait créé l'Aerial Experiment Association. Cette équipe de recherche canado-américaine a conçu et construit le Silver Dart, dont le premier vol a eu lieu au début de 1909 à Hammondsport, dans l'État de New York. Le 23 février de la même année, le Silver Dart a décollé à partir de la surface gelée de la baie de Baddeck. C'était le premier vol motorisé et piloté d'un aéronef au Canada et dans tout l'Empire britannique. L'industrie aérospatiale canadienne a été concurrentielle d'emblée, mais elle misait aussi sur la collaboration : elle a été à l'avant-garde des technologies les plus évoluées dans le cadre d'un partenariat international, et a créé des emplois pour des travailleurs qualifiés — et même de nouvelles compétences — en vue de leur application commerciale et des retombées à venir.
Par la suite, la fabrication industrielle au Canada a été mise au service des puissances industrielles, tout d'abord la Grande-Bretagne puis les États-Unis, et elle a souvent été réalisée dans des filiales d'entreprises britanniques et américaines.
En 1938, l'industrie aérospatiale canadienne comptait environ 4 000 travailleurs, et produisait 40 appareils par an. La Seconde Guerre mondiale a donné un formidable élan à la construction d'aéronefs au Canada. Au sommet de la production en temps de guerre, l'industrie employait quelque 120 000 hommes et femmes, et produisait 4 000 appareils par an.
Le gouvernement a fondé deux sociétés de la Couronne pour coordonner l'effort de guerre : il a nationalisé la National Steel Car pour créer Victory Aircraft, et Canadian Vickers pour créer Canadair. Après la guerre, ces deux entreprises ont été privatisées et l'industrie canadienne a commencé à faire par elle-même la preuve de son expertise en matière de conception et de développement.
Avro Aircraft Ltd. a conçu et produit le premier avion à réaction nord-américain pour le transport de passagers, le Jetliner, qui a volé en 1949 seulement 13 jours après le vol inaugural du Comet de la société britannique de Havilland, tout premier avion à réaction commercial au monde servant au transport de passagers. Le Jetliner d'Avro n'est toutefois jamais entré en production, car le gouvernement du Canada a ordonné à l'entreprise de concentrer ses ressources sur la production du CF-100 Canuck, intercepteur militaire « tout temps » de conception canadienne. Entre-temps, de Havilland Canada s'est spécialisée dans les petits appareils convenant particulièrement à l'aviation de brousse au Canada. Elle a produit le Beaver en 1947 et le Otter en 1951.
Au milieu des années 1950, Avro s'est engagée dans la conception et la production du célèbre CF-105 Arrow. En 1959, le projet Arrow a été annulé à la suite de la décision stratégique du gouvernement d'acheter du matériel de défense « disponible sur le marché » auprès de fabricants étrangers, principalement américains. En guise de compensation, le gouvernement du Canada a obtenu par voie de négociation une amélioration de l'accès aux marchés américains de la défense pour les entreprises aérospatiales canadiennes, et créé le Programme de productivité de l'industrie du matériel de défense, qui fournissait des fonds pour aider les entreprises canadiennes à tirer parti de ce nouvel accès.
Contraint de délaisser la conception originale visant les marchés de la défense, le secteur canadien de l'aérospatiale a commencé à produire des appareils destinés à l'aviation civile. Pratt & Whitney Canada a conçu et construit le turbopropulseur PT6, utilisé sur le nouveau Twin Otter de la société de Havilland. Pour sa part, Canadair a principalement produit sous licence américaine des avions à réaction pour l'armée canadienne, mais elle a aussi conçu le bombardier d'eau CL-215 utilisé pour combattre les incendies de forêt.
D'autres éléments du secteur canadien de l'aérospatiale des années 1960 ont aussi été intégrés à l'industrie aérospatiale américaine. Par exemple, Boeing a établi à Winnipeg une usine de pièces. Mais les deux principaux constructeurs aéronautiques canadiens, de Havilland et Canadair, ont été menacés de fermeture en raison de la récession mondiale au début des années 1970.
Comme aucun autre acheteur n'était intéressé, le gouvernement fédéral a acquis de Havilland en 1974 et Canadair en 1976 — pour éviter de renoncer à l'expertise, au potentiel et à la capacité de production des deux entreprises — et il a commencé à les exploiter en tant que sociétés d'État. Pour atteindre la rentabilité, chaque entreprise a ciblé un créneau en aviation civile : Canadair s'est lancée dans la conception de l'avion d'affaires à réaction Challenger, et de Havilland a développé les avions de transport régional turbopropulsés Dash 7 et Dash 8.
En 1980, l'acquisition par le gouvernement d'une flotte de chasseurs CF-18 Hornet a dynamisé le secteur canadien de l'aérospatiale. L'entretien de la flotte a été confié à un consortium d'entreprises dirigé par Canadair. General Electric, qui construisait le moteur de l'avion, a ouvert une usine de pièces au Québec. L'acquisition de ces appareils a permis à de nombreuses autres entreprises canadiennes d'en retirer des avantages allant bien au-delà de l'approvisionnement proprement dit.
En 1986, de Havilland et Canadair ont été privatisées. Boeing a acquis de Havilland. Pour sa part, Bombardier — à l'époque une entreprise canadienne spécialisée dans les véhicules de transport terrestre comme les trains et les motoneiges, sans expérience dans le domaine aérospatial — a acheté Canadair.
Bombardier a annoncé en 1990 qu'elle se lançait dans la conception et la construction d'un avion à réaction de transport régional, ouvrant ainsi la voie à la très populaire série CRJ. En 1992, elle a acquis de Havilland de Boeing, ajoutant ainsi les avions turbopropulsés de l'entreprise à ses propres familles d'appareils. En juillet 2008, Bombardier a annoncé le lancement du CSeries, long-courrier de 100 à 149 places qui rivaliserait avec les plus petits avions à réaction construits par Boeing et Airbus pour le transport de passagers.
Aujourd'hui, les 700 entreprises aérospatiales canadiennes génèrent des revenus de 22 milliards de dollars par an, exportent 80 % de leur production, consacrent 1,6 milliard par an à la recherche-développement, et assurent 66 000 emplois directs, occupés pour la plupart par des travailleurs instruits et hautement qualifiés. D'après certaines analyses, la demande de l'industrie aérospatiale pour des produits et des services fort variés — allant des alliages métalliques de haute technologie aux circuits électriques en passant par la formation — crée environ 92 000 emplois supplémentaires au Canada. La production est principalement destinée au marché commercial : l'industrie canadienne tire 77 % de ses revenus des ventes destinées à un usage civil, comparativement à 46 % pour l'industrie mondiale. L'industrie de fabrication aérospatiale se compose de quelques acteurs de très grande taille : les 19 entreprises les plus importantes génèrent 87 % des ventes; en fait, Bombardier enregistre à lui seul environ 37 % des ventes. L'industrie compte également un nombre limité d'intégrateurs de systèmes de niveau 1 et environ 670 petites et moyennes entreprises (PME), qui font partie de chaînes d'approvisionnement nationales et mondiales.
Figure 2 : Structure multi-niveaux de l'industrie aérospatiale canadienne pour la production d'un aéronef
Sur le plan géographique, l'industrie est concentrée dans quelques régions. La grappe aérospatiale de Montréal — qui regroupe un large éventail d'entreprises et d'établissements d'enseignement supérieur et de recherche — est la troisième en importance dans le monde. Environ la moitié des employés du secteur canadien de l'industrie de fabrication aérospatiale en font partie. En réalité, du simple fait de leur taille, Montréal, Toulouse et Seattle se démarquent de tous les autres pôles aérospatiaux. L'industrie canadienne est également très active dans la région de Toronto, et assure une présence plus modeste, mais néanmoins appréciable, à Winnipeg, à Vancouver et dans les provinces de l'Atlantique.
Figure 3 : Répartition régionale des activités de l'industrie aérospatiale canadienne, 2010
R-D = recherche-développement
Plusieurs entreprises aérospatiales ayant leur siège social au Canada sont des chefs de file mondiaux dans leurs marchés. Bombardier est le troisième constructeur d'avions commerciaux en importance à l'échelle planétaire, derrière Boeing et l'European Aeronautic Defence and Space Company (EADS), société mère d'Airbus. CAE domine le marché de la production de simulateurs de vol et de services de formation au vol. Héroux-Devtek rivalise sur la scène mondiale dans la production de systèmes de trains d'atterrissage. Viking Air produit et entretient des versions contemporaines d'anciens aéronefs de Havilland. Magellan, Avcorp et Noranco fournissent des aérostructures complexes aux grands avionneurs.
Les exploits de l'industrie aérospatiale canadienne, son emplacement exceptionnel entre les États-Unis et l'Europe, la stabilité du climat des affaires et le respect de la diversité ont permis d'attirer au pays des investissements directs considérables de grandes entreprises étrangères. Pratt & Whitney Canada, chef de file de la conception et de la production de moteurs d'avion, est une filiale de la société américaine United Technologies Corporation (UTC). GE Aviation et Rolls-Royce exercent au Canada des activités qui soutiennent leurs entreprises mondiales de moteurs d'avion. La société américaine Textron a créé l'entreprise Bell Helicopter Textron Canada, qui produit à l'heure actuelle pratiquement tous les hélicoptères commerciaux de Bell. General Dynamics Canada fournit des produits électroniques et des services d'intégration de systèmes aux avionneurs, et Honeywell Canada fournit des systèmes de conditionnement d'air. Goodrich (maintenant propriété d'UTC), qui exploite des installations au Canada, conçoit et produit des trains d'atterrissage. Messier-Bugatti-Dowty, concepteur et fabricant de systèmes de trains d'atterrissage, appartient à la société française Safran. Esterline CMC Électronique et Thales Canada sont des chefs de file dans le secteur de l'avionique et sont la propriété de sociétés mères respectivement américaine et française. ASCO, dont le siège social se trouve en Belgique, conçoit et fabrique diverses composants d'aéronefs dans son usine de Delta, en Colombie-Britannique. Eurocopter, propriété d'EADS, a une usine d'hélicoptères à Fort Erie. Mitsubishi Heavy Industries a récemment fait un investissement important à Mississauga, et EADS/Aerolia a annoncé son intention de se doter d'une nouvelle installation à Montréal.
L'industrie aérospatiale canadienne a énormément bénéficié de l'implantation de filiales d'entreprises étrangères, et il est possible de stimuler son dynamisme grâce à d'autres investissements étrangers directs, particulièrement dans les domaines où un renforcement de la structure sectorielle s'impose, par exemple la capacité des entreprises de niveau 1.
Outre la vigueur de l'industrie de fabrication aérospatiale, le secteur canadien de l'aérospatiale a connu beaucoup de succès dans le marché de l'entretien, de la réparation et de la révision (ERR) d'appareils civils et militaires. Ce segment regroupe des fournisseurs de services indépendants (par exemple StandardAero, Cascade, Vector, L-3 MAS, Provincial Aerospace, IMP Aerospace and Defence, Field Aviation et Kelowna Flightcraft), des fabricants de systèmes d'aéronefs ayant des opérations d'ERR (comme Héroux-Devtek et Pratt & Whitney Canada) et des transporteurs aériens dotés d'une division d'ERR (comme Air Georgian, Harbour Air et Discovery Air).
Dans tous ses sous-secteurs, l'industrie attire des ingénieurs et des travailleurs qualifiés formés dans les universités et les collèges de toutes les régions du Canada — dont une trentaine s'est dotée de départements et de programmes spécialisés en aérospatiale —, et elle possède l'un des effectifs les plus hautement qualifiés et les plus productifs dans le monde. Les salaires dans l'industrie sont relativement élevés : la rémunération moyenne dans l'industrie de fabrication aérospatiale atteint environ 63 000 $, comparativement à 51 000 $ pour l'ensemble des secteurs de fabrication.
La feuille de route du secteur canadien de l'aérospatiale est longue et impressionnante. Non seulement ce secteur est à l'origine d'une des réalisations canadiennes qui suscitent le plus de fierté — un emblème de ce que le pays et ses gens peuvent faire —, mais aussi il constitue un véritable moteur de l'innovation technologique et de la croissance économique. L'industrie a toutefois pris son essor à une époque où le nombre de pays concurrents était limité, où les entreprises canadiennes jouissaient d'une bonne longueur d'avance sur le plan technologique par rapport aux entreprises étrangères, et où notre proximité géographique et nos relations avec les États-Unis constituaient un avantage distinct dont nous pouvions facilement tirer parti.
Or, tout cela a changé rapidement. Les réalités liées aux nouveaux marchés et à la production démontrent l'urgence de prendre des mesures pour accroître la compétitivité du secteur canadien de l'aérospatiale. Pour que le Canada demeure une puissance dans le domaine, le gouvernement doit aller de l'avant avec détermination en ciblant ses efforts pour moderniser ses politiques et ses programmes. Après cela, l'industrie, les chercheurs et les autres intervenants devront passer à l'action.